I
Elle avait toujours su que la surface miroitante n’était pas ordinaire.
Depuis que Tante Jeanne était arrivée de Paris, tôt ce matin-là, le germe du doute s’était imposé à son cœur. Sur le pas de la porte, la fougue de la jeunesse – qui avait poussé la jeune femme à serrer chacun des membres de la famille d’une alacrité effusive – ne lui était pourtant pas méconnue.
Gaëlle avait toujours aimé Jeanne, la magnifique, la généreuse. Chaque fois, celle-ci lui apportait un présent de la capitale. Une poupée pour ses cinq ans. Des biscuits pour ses six. Mais cette année, le mystérieux regard qu’elle lui avait lancé avait tôt fait de la remettre sur ses gardes.
Oui, qu’en était-il de cette année ?
Réunis dans le Grand Salon, un toussotement eut tôt fait de libérer la fillette de l’emprise de ses pensées. Ses pieds éraflèrent gentiment le parquet tandis qu’elle approcha sa tante. Sa mère, posée sur le canapé adjacent, l’encourageait vivement du regard. Sur la table, un petit paquet enveloppé l’appelait.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsque l’objet lisse apparut sous ses doigts ! Sa propre image lui parvenait du présent. Elle admira ses traits innocents quelques instants avant de détourner le regard. Sans qu’elle n’en sache la raison, une main invisible était venue s’appuyer sur sa trachée. Elle balbutia un faible merci. L’incapable ! Des froncements de sourcils accueillirent son étrange réaction. Jeanne, elle, paraissait toujours aussi énigmatique et enchantée.
« J’espère qu’il te plaît ! Ce miroir m’a été offert à ton âge, par un marchand du Nord. Un Anglais ou Irlandais, je ne le sais trop… »
C’était tout. La malice perçue chez sa tante ne trouverait pas d’explication. L’escalier roulait sous ses pas lorsque Gaëlle les gravit jusqu’à sa chambre. Là, elle attendit anxieusement le retour de sa mère, le fameux présent sur les genoux. De temps en temps, la curiosité la poussait à jeter un œil sur le reflet du plafond, sans y trouver quoi que ce soit de singulier.
Soudain, ses yeux s’affolèrent dans ses orbites et elle projeta l’objet dans les airs. Avec grands fracas, celui-ci percuta le plancher et la fillette terrorisée se cala contre un mur. Sa mère arriva sur les faits, essoufflée et rendue anxieuse par le raffut. Elle tenta de parler, en vain. Les mots s’entremêlaient dans son esprit d’enfant. Ils se tendaient, se nouaient telle une corde pour la rendre captive. Les émotions la percutaient de plein fouet, sans répit. Ah, la misérable créature…
Il fut dit que le miroir se tiendrait face au lit, sans que personne ne puisse y soulever la moindre objection. On dîna. On glosa avec folie – exceptée une âme éperdue et ignorée. Gaëlle fureta son attention sur la discussion que portait sa tante, épia scrupuleusement le geste qui trahirait les réelles motivations de sa venue, mais l’occasion ne lui fut pas donnée. Puis on se salua. On éteignit une à une les bougies pour rejoindre sa couche. Mère embrassa tendrement Gaëlle sur les deux joues avant de redresser ses draps sur son corps chétif. Elle ne vit pas les tremblements qui secouaient ce dernier. Un « bonne nuit », et tout fut fini.
La fillette ne ferma pas un œil. Son nez pointait tout juste des couvertures et son crâne disparaissait presque sous les coussins. Sur son perchoir, le miroir restait calme. Peut-être avait-elle rêvé, finalement ? Peut-être n’était-ce qu’une mauvaise farce, comme Jeanne les appréciait ?
Alors ses muscles se délassèrent. La main invisible se déroula de son cou. Elle soupira d’aise et tourna la tête.
C’est alors qu’une faible lueur attira à nouveau son attention. Elle crut à Mère revenue, ou Grande sœur, ou même Tante Jeanne, un petit chandelier pour guider ses pas. Mais la chambre était vide, et la maison des plus silencieuses. Rien ne bougeait. Sauf…
Des ombres se mouvaient sous ses yeux.
II
Si la demeure – au contraire de celles de Paris – n’était pas bien vaste, chaque pièce comportait son propre miroir. Il y avait, celui immense et couronné de fleurs marbrées qui trônait dans le hall et qui permettait aux visiteurs de s’apprêter avant d’aller prendre le thé. Celui, marié à une commode, qui surveillait à chaque heure la chambre de ses parents et qui admirait sa mère lorsqu’elle se posait pour tresser sa longue chevelure, tôt le matin. L’antique du Grand Salon, qui avait suivi le pas de ses ancêtres. Mais il y avait aussi le tout petit que sa sœur conservait sous son oreiller pour s’y contempler au coucher jusqu’à ce qu’on lui souffle d’éteindre son bougeoir. Enfin, il y avait ce lac infini où la côte bretonne mouillait ses pieds. Lui aussi était un miroir, lorsqu’il avalait dans son grand estomac le disque de feu céleste. En somme, Gaëlle savait parfaitement ce qu’était un miroir. Ce n’était qu’une image renvoyée, un reflet de tous les jours.
Quant au sien, la scène qui se déroulait devant elle prouvait tout du contraire.
La fillette avait tout d’abord pensé à hurler. Puis, ainsi paralysée, il lui semblait qu’on lui avait subtilisé la voix : impossible de produire le moindre son. Les étincelles continuaient de surgir du miroir. Enfin, tout cessa.
Il n’y avait plus qu’une maigre forme sur la surface argentée. Non pas le reflet de la pauvre terrifiée ; un visage se dessinait peu à peu, aux traits presque similaires. Pourtant, des yeux tristes et des lèvres masculines. Sagement, un petit garçon attendait.
Bouche béate, Gaëlle en croyait difficilement ses yeux. L’image avait quelque chose d’attendrissant et elle finit par se reculer de ses draps pour s’approcher. Ses pieds nus ne faisaient pas grincer le parquet – la discrétion avait toujours été un de ses fabuleux atouts.
Son visiteur s’était écroulé sur un muret de pierres. Ses jambes pendaient mollement dans le vide ; à un pied, un soulier aux lacets raides, à l’autre, rien de plus qu’une chaussette rapiécée. Un vieux sac de toile laissait entrevoir des livres aux pages déchirées et à la reliure écornée. Les doigts charnus d’un arbre appuyaient contre le dos du misérable, l’invitaient à embrasser le vide. Un petit bout d’homme et, déjà, la contemplation intéressée de la mort.
Gaëlle était à présent tout ouïe. Ses doigts étaient restés crispés sur le bord du cadre. Si elle n’entendait pourtant rien, il lui semblait que son cœur résonnait au rythme de celui du garçon. Quant à son souffle, elle le sentait comme sur la pointe de son nez.
Soudain, des cris. Les traits du miroir se décomposèrent aussitôt. Un battement de seconde et des silhouettes surgirent dans son champ de vision. Le garçon ne feignit aucun mouvement, jusqu’à ce qu’un des camarades ouvre sa grande gorge : ses mains s’agrippèrent alors à ses oreilles comme pour les en dévisser du crâne. On l’empoigna, le fit couler de son perchoir. La chute fut longue, angoissante. Gaëlle avala difficilement un hoquet de stupeur : les corps se fondaient à présent dans une masse grotesque, les poings s’échangeaient. Au milieu d’eux, celui qui n’était encore qu’un enfant.
Avant même que la fillette n’ait le temps de se détourner de l’horreur, une étrange brume se mit à valser sur la surface argentée. Elle étendit ses longs rideaux avant de les faire coulisser à nouveau, cette fois sur un nouveau paysage.