Derrière le Miroir – Nouvelle (Partie II)

• DÉFI SABLIER #1 •

 

III

L’agitation qui régnait dans le miroir fut troquée par un spectacle plus calme.

Plus mort.

Gaëlle, si surprise, en lâcha ses draps à présent recouverts de sa sueur. Sa longue chemisette de nuit lui caressait les chevilles, aussi blême que l’était sa propre peau. Le cauchemar passé, sa poitrine se remplit à nouveau d’air. Elle contempla la nouvelle image.

Les hauts bâtiments de la capitale plongeaient la ville dans une ombre épaisse, les cheminées crachant de gros nuages noirs. Les rues étaient vides, les rares passants se dépêchaient sur les routes dallées, tête basse. Pour couronner le tout, une pluie fine battait ce décor sordide. Il faisait froid : les manteaux mangeaient les visages et les respirations se faisaient difficiles.

Dans un coin, un mouvement. Lent. Fatigué. Un visage noir de crasse se tourna vers Gaëlle, sans la voir. Les larmes célestes la mouillaient sans répit ; ses cheveux que l’on devinait autrefois d’un roux resplendissant étaient plaqués contre un crâne amaigri. La femme – ainsi que la repoussante créature avait été reconnue par le volume de son nez, la finesse de ses mains – était recroquevillée contre son mur de briques. La fillette l’aurait cru morte si l’étincelle de la vie ne crépitait pas au fond de ses doux iris.

Mais alors, où était sa maison ? Que faisait-elle, sous la pluie, en pleine rue ?

Elle chantait. Du moins, c’est ce que Gaëlle pensait. Berçant une petite poupée de chiffon entre ses bras, les lèvres à demi ouvertes semblaient marmonner un ton plaintif. Une poupée ? Se pouvait-il que la femme ait perdu un enfant ?

Gaëlle n’y tenait plus. Déjà, les larmes lui brûlaient la rétine. Vite ! Il fallait appeler Mère, lui montrer la piètre dame. Il fallait faire quelque chose, même si elle ne savait trop comment…

Elle se précipita vers la porte de sa chambre, sans même penser à sa chandelle. Elle s’appuya de tout son long contre le battant lorsqu’elle fut retenue par un nouveau visiteur, sur l’écran. Un homme, entièrement de noir vêtu et couronné d’un haut de forme semblable à celui que son père portait lors de soirées, s’avançait vers la femme. Après un temps d’hésitation, cette dernière leva le bras dans sa direction. Elle l’interpella, malgré la grimace qui ceignait ses traits. Son regard envieux indiquait la boulangerie d’à côté. Elle avait faim… Terriblement faim.

L’homme ne lui prêta pourtant aucune attention. Il s’arrêta, se contenta d’allumer un cigare pour le fourrer dans son bec. Lorsqu’une main frêle vint lui tirer la manche, il faillit s’étouffer et mordit plus rudement sa chique. Sa paume vola… pour s’abattre sur la joue étonnée.

Le corps de la femme s’écroula silencieusement tandis que l’individu reprenait sa balade matinale. Elle ne bougea plus.

Gaëlle aussi succomba au désespoir.

 

IV

Gaëlle redressa péniblement le menton, ses bras croisés sur son lit défait. La cruauté se répercutait comme en écho dans son esprit. Il lui paraissait que l’image demeurerait à jamais gravée là, un tombeau pour souvenirs douloureux. Du vécu qui n’était même pas le sien.

Ah, souffrance ! Quel malin plaisir elle prenait à secouer la pauvre fillette entre ses griffes. Contre son oreille, elle aboyait incessamment des propos désordonnés que, l’enfant trop jeune, ne pouvait saisir…

Et déjà, ô dur supplice qui ne prenait fin… un nouveau tableau d’horreur était peint. Les actes s’enchaînaient encore et encore et ne se tairont que lorsque la fin aura sonné. Si fin il y avait…

Un garçon gisait sur une chaise, dans ce qui semblait constituer une chambre. Un torrent d’émotions faisait trembler ses pupilles. Nostalgie. Douleur. Déchirement.

Dans son dos, la porte vibra, des poings creusant le bois avec fureur. Lorsqu’enfin le verrou céda, un homme pénétra la petite pièce. Manches repliées sur ses coudes, il enroula ses doigts autour du cou de l’enfant et le secoua. Inerte. Seul un bras se leva dans la maigre tentative de se protéger. Pourtant : une claque. Puis une autre. Tout s’abattait sur le visage autrefois d’une innocence juvénile. On le balança, telle une marionnette infâme, sa tête heurtant le mur sans la moindre délicatesse.

Larmes. Cris. Pas seulement ceux de l’enfant battu. Gaëlle ne vivait plus que dans le cauchemar, la souffrance de toutes ces victimes de la société. Elle s’enfonçait dans les eaux sinistres de la vie, sans même qu’elle ne puisse se débattre. Injuste ! Tout cela était injuste. L’homme massacre l’homme. La folie s’accroche aux êtres, telle une harpie. Le monde devient enfer. L’espoir n’est plus que cendres.

La fillette glissa à genoux au sol, plus aucune force pour la retenir. Sa voix était devenue blanche ; ses cordes vocales, plus à même de hurler. Elle était à présent face à l’hiver et la guerre. Les armées aux couleurs napoléoniennes se fracassaient contre les Russes. Le froid en venait à bout, décimant un à un les bataillons en marche. Ah, la grande erreur du héros ! Le pauvre sot ne se douta pas un seul instant du détail qui ferait tout basculer. Et là, dans la neige, un corps malade. Fiévreux. Baignant dans la solitude. L’obscurité. Sur la hanche, une belle fleur vermeille.

Le souffle du mourant et de la jeune fille se firent court. Le silence, à présent, régnait, loin de la tempête. Loin de tout. Il n’y avait plus que cet échange courageux du regard. Un « courage » soupiré au soldat ; des yeux humides en direction de la spectatrice.

Gaëlle pressa son menton contre sa poitrine. Le plancher sous elle lui râpait la peau. Elle aussi, soudainement, avait très froid. Elle aussi aurait voulu se tasser, ne plus penser à la large blessure que son cœur supportait. Elle aussi attendait la mort avec envie, pour l’emporter hors de l’enfer. Et si elle se trompe ? Et si l’enfer, après la mort, était pire ? Qu’importe…

Elle voulait en finir.

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