Billes de combat – Nouvelle (partie II)

UN FAUX VETERANT

Cet été apporta sur le pays un soleil d’or qui ne manqua pas d’éveiller les esprits au seul espoir des vacances. En attendant, l’ennui n’épargnait pas le jeune Chris.

Ses amis, ce n’est que l’appel de la rentrée qui les lui rapportera.

Son pied frustré s’acharnait sur son ballon qu’il envoyait rebondir contre le grillage du voisin. Qui ne tarda pas à sortir de son antre pour s’intéresser au jeu du garçon. Leurs regards se croisèrent le temps d’une invitation. Tout heureux de trouver nouvelle occupation, Chris monta à la suite d’Alcibiade.

« Tu as faim, mon garçon ? » proposa alors l’étranger en découvrant de son frigidaire une énorme part de gâteau au chocolat. Un vigoureux hochement de la tête lui servit de réponse et ils s’attablèrent à la table empoussiérée de la cuisine étroite. Le silence s’étira entre les bouffées chargées du garçon avant que ce dernier ne questionne avec toute la candeur de son âge :

« On dit de vous que vous êtes l’ami des nègres.

– N’en aurais-je pas le droit ?

– Je ne sais pas. »

Tout en parlant, Alcibiade s’était avancé vers une commode décrépie pour réveiller un antique tourne-disque qui ronronna doucement. Mais Chris ne reconnut pas les sons distordus qui s’en échappaient.

« Qu’est-ce ?

– La meilleure musique de tous les temps. Du jazz.

– Mais ce n’est pas de la musique ! »

En effet, les sons se mêlaient et s’entremêlaient dans une cacophonie qui blessait l’oreille de l’enfant habitué au rythme plus tranquille et réfléchi de la musique classique. Il lui semblait que des doigts maladroits testaient les touches d’un piano et que le trompettiste pleurait son souffle.

Alcibiade lui offrit un sourire mystérieux.

« C’est parce que tu n’en entends pas le message. Le jazz, c’est l’expression du vrai, de l’émotion démasquée. »

Chris tendit un peu plus l’oreille pour étudier les trémolos des instruments. Ce n’est qu’alors qu’il commença à discerner les couleurs d’une telle polyphonie, inspirée par un cœur en colère. Celui des noirs, ainsi que le renseigna son interlocuteur.

« C’est beau, accorda le garçon à la fin du morceau. Même si ce n’est pas ce que je préfère. »

Il enfourna dans sa bouche la dernière bouchée de son dessert avec regret. Relevant les yeux, il remarqua l’absence d’Alcibiade qui semblait s’être plongé dans une contemplation émue. Sous ses yeux, un cadre renfermait le souvenir de quatre âmes en treillis, un fusil en main. Chris reconnut parmi eux son voisin, un bras sous celui d’un homme à la peau d’ébène.

« Quel âge as-tu ? le questionna tout à coup Alcibiade.

– Huit ans.

– Tu n’es sûrement pas sans savoir les combats qui ravagent l’Est communiste.

– Papa refuse d’en parler à la maison. »

Le sujet était en effet resté tabou pour beaucoup de familles, car il dressait les fils contre les pères. Les uns soutenaient la bonne cause, les autres dénonçaient la folie des bombes. Mais Chris, bien trop jeune, n’en avait cure de ce qu’il ne pouvait saisir.

« On m’a envoyé en Coré » Alcibiade renifla. Chris ne sut si c’était de dépit ou de la pression des larmes que suscitait le vécu. « Les combats, c’est pas beau à voir, aussi cher qu’on cherche à vendre notre héroïsme. Là-bas, il n’y a rien si ce n’est la mort injuste. Ironie tragique, ce n’est pourtant qu’en pleine misère que les différences s’effacent entre les hommes. Homme noir ou blanc, on est tous dans le même bateau. On a tous des mains coupables et la mort est notre salaire. »

Chris l’avait écouté avec révérence. Il loucha encore sur la photographie pour tenter d’imaginer l’horreur de ce que lui dépeignait le vétéran. 

« J’espère que c’est quelque chose dont tu te souviendras, petit. Personne ne mérite quoi que ce soit. Même pas la haine. »

Alcibiade se leva de son siège et fit quelques pas dans le séjour. Il manqua de trébucher, mais se rattrapa aussi vivement au canapé qui l’avoisinait. Ses chaussures étaient toujours liées par leurs infernaux lacets.

Chris fronça les sourcils.

« Monsieur Alcibiade, pourquoi ne savez-vous pas vous lacer les chaussures ? Votre maman ne vous a jamais appris ? »

L’homme s’abandonna dans un fou rire qui contamina bientôt l’enfant. « Bien sûr que si. Mais c’est une leçon de vie dont je veux me souvenir tous les jours : nous ne savons jamais quand nous allons tomber. Mais même alors, nous pouvons nous relever. C’est un camarade de mon épopée militaire qui me l’a apprise. »

À ces mots, le cœur Chris s’embourba dans la culpabilité. Le visage d’un garçon affligé lui hantait l’esprit. Il joua machinalement avec sa cuillère et soupira. Comment pouvait-il se relever de cet échec ?

« Et la valise, c’est pour quoi ?

– On ne sait jamais où nous mènera l’avenir. Peut-être la gloire. Peut-être la misère. Quoi qu’il en soit, je me tiens prêt à l’accompagner. »

Décidément, quel drôle d’homme ! Chris n’en avait jamais connu de pareil. Mais, après tout, malgré son caractère étrange, il ne pouvait s’empêcher de l’apprécier.

Le soleil circula dans le ciel jusqu’à ce que Chris se rappelle que, ses parents ne sachant où il s’était réfugié, on devait s’inquiéter chez lui. Il salua poliment son nouvel ami qui lui serra la main d’un clin d’œil complice. Lorsque le garçon rentra chez lui, ballon sous bras, ce fut avec la satisfaction d’une journée pleine d’apprentissages.

Cette nuit-là, le visage d’un vétéran caressa ses rêves d’où perçait une mélodie de jazz. L’homme n’avait pourtant pas fini ce cher combat qui avait saisi bien des années auparavant : le combat d’une vie et de celles des Noirs.


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