Billes de combat – Nouvelle (partie III)

UN GOÛT POUR LE THE

Tu es prêt ? »

La voix agacée de sa mère provenant de la cage d’escalier ne fit qu’accentuer son excitation. L’été se prélassait tranquillement depuis deux semaines jusqu’à ce que la date arrive où Chris devait être envoyé, comme chaque année, chez sa tante Anne. Le souvenir de la mer et des longues baignades se profilait sous ses yeux, comme s’il y était déjà. Mais la prise de ses doigts sur son sac le ramena à la réalité et il se précipita jusqu’à la voiture qui l’attendait.

La route qui traversait le Massachusetts où ses ancêtres s’établirent par le passé avait toujours été la plus pénible étape de ce voyage, sous la torture de l’excitation. Mais enfin, la mer se découpa entre les côtes et il put admirer les scintillements, reflets du soleil chaud, chatouiller les houles agitées.

Sa tante l’accueillit avec la superbe cordialité qui lui était trait – un trait que, sous l’étouffement de bras implacables, Chris aurait aimé ne jamais avoir affaire.

Anne, dans sa quarantaine, était la plus spirituelle de la famille. On ne la voyait jamais s’en aller plus d’une dizaine de minutes sans sa fameuse grosse Bible en cuir vieilli. À la demande d’un, elle était capable de citer jusqu’au verset le plus méconnu. Anne n’a toujours vraiment aimé qu’un homme : Jésus.

« Vous arrivez tout juste pour le thé ! » chantonna-t-elle gaiement. Ce qui n’était juste qu’à ses yeux : il n’y avait à vrai dire pas d’heure pour le thé. Chris n’en était que plus heureux : qui dit thé, dit les formidables cookies beurrés aux pépites de chocolat. Non, décidément, il ne pourrait le refuser à son estomac gourmand.

Son père ne demeura pas longtemps en leur présence, car pour lui, le travail ne se finissait pas au week-end. Chris se désola de l’absence de son cousin Nico avec qui, malgré l’important écart d’âge, il appréciait se rouler dans les vagues et partir à la chasse aux crabes. Il pensa fuir l’embarrassante présence de sa tante auprès d’un bon livre lorsque le souvenir de ses discussions avec Alcibiade lui revint en mémoire. Des réflexions qu’un enfant ne pouvait garder seul.

« Tante Anne ? » appela-t-il timidement tandis qu’elle se ressourçait d’une énième tasse de thé. Elle redressa ses grosses lunettes à effet loupe sur son nez trop maigre, signe qu’elle lui prêtait attention. « Que penses-tu de ceux qui aiment les noirs ? »

Les mots étaient périlleux. Pourtant, la ferme chrétienne n’hésita pas : « Quoi donc ? Qu’ils ont bien raison !

– Alors pourquoi sont-ils si peu ? Pourquoi continue-t-on à les séparer de notre société, que ce soit au travail, dans les bus, ou même à l’église ! »

Sa tante tiqua sur ces derniers mots. Elle s’installa sur son canapé brodé, réarrangeant les plis de sa robe comme pour se donner le temps de répondre. Finalement, elle soupira.

« Ce n’est pas une question facile, je le crains. Je suppose que les hommes ont simplement peur de l’inconnu. C’est ainsi qu’ils voient ceux qui ne partagent pas leur culture. Car la culture est faite pour lier. En ajouter ne fait que compliquer l’affaire.

– Je ne vois pas bien pourquoi… Tu dis toujours pourtant que la foi rassemble.

– Mais la vraie foi n’est pas donnée à tous. De même que nos églises agissent davantage sous le poids des conventions culturelles et non par la foi elle-même, comme elle le devrait. La vraie Église n’est pas le bâtiment, mais tous ces chrétiens éparpillés à travers le monde. »

Ils conservèrent tous les deux le silence, un silence pas moins productif dans leurs esprits. C’est alors que tante Anne se leva et s’approcha de lui, un livre entre les mains.

« Tu as sûrement entendu parler de Martin Luther King, ce pasteur noir qui est prêt à tout pour concilier nos deux sociétés à travers des actes de paix.

– Celui qui a prononcé un discours sur son rêve ? »

Chris n’avait que cinq ans lorsque les images de la marche sur Washington pour l’emploi et la liberté, le 28 août 1963, se révélèrent sur les écrans. Pourtant, la force de cet homme noir qui avait déclamé devant le Lincoln Mémorial son I have a dream, était demeuré ancré dans sa mémoire. Cette marche composée essentiellement de Noirs avait été essentielle pour que, un an plus tard, on décide de voter le Civil Rights Act.

« Celui-là même. Il a également rédigé plusieurs livres que je me suis plu à lire. Voilà ce qu’il dit au sujet de qui est notre véritable prochain : « Il n’est ni juif, ni gentil ; il n’est ni Russe ni Américain ; il n’est ni Blanc ni Noir. C’est un homme. »

– Que veut-il dire ?

– Que nous ne devrions choisir notre prochain pour ce qu’il peut être, mais pour ce qu’il est vraiment : une identité qui nous rassemble tous dans le même bateau. Ces Noirs ont beau venir d’un autre continent, ils ne sont pas moins égaux à nous dans leur véritable nature. C’est pour cela que je pense que ceux qui les aiment tout autant qu’un simple Blanc ont raison. »

Si sa tante ne se prononçait pas clairement, il en allait de soi qu’elle était une de ces nigger lovers qui faisaient l’incompréhension de tous. Chris ne savait plus dans quel camp se ranger, à présent.

C’était décidé : demain, l’avis de son cousin tranchera le sien.


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