
RETOUR AUX BILLES
Chris ne pouvait imaginer perdre.
Si sa planète, aussi petite soit-elle, ne parvenait à toucher une autre, alors le combat n’aurait servi à rien. Si au contraire, par un mouvement bien précis elle était parvenue à impacter le lot compact et têtu, la victoire était assurée.
Car c’était ainsi que cela marchait ; Chris avait eu tout l’été pour le deviner, en compagnie de ses précieuses billes. Tous ces mouvements, pour l’arrêt des guerres, pour la lutte contre les inégalités, pour le droit des Noirs, ne devaient leur existence qu’au savoir maîtrisé du poing convaincant pour percuter les cœurs. Des cœurs pour se joindre à la bonne cause.
Chris avait envie de vivre pour les bonnes causes. C’est cela qui le différenciait à présent de ses camarades moqueurs et puérils. Étrangement, la rentrée n’avait plus paru aussi excitante.
Il chasse ces dernières pensées pour se focaliser sur la chaussée où il se tenait à moitié couché, à quelques centimètres seulement de son projectile. Peut-être en plus de toucher les billes de ses paires pourrait-il les toucher eux.
« Eh, là ! s’écria tout à coup un garçon en pointant un doigt presque accusateur. C’est Stevie. Il veut voler notre terrain ! »
Le jeune homme d’ébène semblait au contraire tenter de les esquiver à tout prix ; seul Chris le remarqua pourtant. Un paquet sur le bras, Stevie n’avait pas la chance de jouer avec ses amis, réquisitionné pour les tâches plus pénibles de la maison.
Le poing de Chris se referma sur sa bille.
« Et si on l’invitait à jouer pour une fois ? »
Sa proposition attira les airs ahuris de ses camarades. Il pensa aussitôt vouloir s’enterrer dix pieds sous terre, mais ne baissa pas le menton. S’il voulait gagner ce combat, il lui fallait toute l’assurance qu’il se connaissait.
« Mais t’es cinglé ! lui beugla-t-on au visage.
– Mais non, j’essaie d’être juste. Stevie est un bon joueur, il l’a bien montré une fois en cour de récré. »
Stevie, sur le trottoir voisin, c’était arrêté pour écouter sa plaidoirie. Un regain d’espoir anima le fond de ses prunelles.
« D’accord, mais il touche pas à mes billes à moi. »
Tous acquiescèrent dans un même mouvement de la tête. Ils pensaient alors le piéger : de toute façon, Stevie n’avait pas de billes et ne pourrait participer.
C’est alors que sous les regards effarés de tous, Chris se leva pour accoster Stevie. D’un sourire timide, il lui tendit son poing où siégeaient quelques-uns de ses trésors. Stevie renifla – pour ne laisser aucune impression de son cœur ému, devina-t-il.
« Tu peux jouer avec les miennes. »
Stevie s’empara alors d’un calo et l’observa sous les traits de l’astre. Même le soleil semblait sourire à cette victoire.
Puis, avec l’excitation d’enfants qu’ils étaient, tous deux s’abaissèrent en direction de la pile de billes. À deux, c’était plus simple pour les toucher.
FIN
